L’esprit des lois

Il n’a jamais été autant question de Charles Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, que ces derniers temps. On invoque son nom et ses mânes à propos de tout et n’importe quoi, et notamment pour justifier les errements du pouvoir en place, pour lesquels il mériterait par principe l’absolution, en vertu d’une application littérale du principe de la séparation des pouvoirs. Montesquieu distinguait en effet trois types de pouvoir : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Selon les relations entre ces instances, la société peut s’organiser en monarchie ou en république, démocratique ou aristocratique.

Depuis Montesquieu, il est couramment admis que la démocratie est le système préférentiel permettant l’exercice des droits fondamentaux des citoyens. Cependant, les formes d’organisation de la démocratie varient grandement d’un pays à un autre. En France, la 5e république est régie par la constitution de 1958, instituant un pouvoir présidentiel fort, contrôlé en principe par un parlement représentatif du peuple, indépendant par définition. Cette vision idyllique est évidemment démentie par les faits. L’élection du président au suffrage universel direct, introduite en 1962, a profondément déséquilibré le rapport de force en faveur du chef de l’état, cependant que l’inversion du calendrier, subordonnant l’élection des députés à leur allégeance au président a renforcé le pouvoir d’une sorte de monarque républicain. Le pouvoir législatif quant à lui, s’il arrive tant bien que mal à distendre les liens organiques qui le rattachent à l’exécutif, ne peut pas se saisir lui-même d’une action à l’encontre d’un président en exercice. Dans notre pays, le président est beaucoup plus libre de ses décisions, bonnes ou mauvaises, qu’aux États-Unis, réputés posséder un régime présidentiel, où le Congrès joue un rôle très important.

Devant un régime absolutiste dans les faits, des contre-pouvoirs existent. Notamment celui de la presse, très peu influente du temps de Montesquieu, et qui a pris le nom de 4e pouvoir. Son indépendance est toutefois de plus en plus menacée, car elle dépend économiquement le plus souvent de ses annonceurs publicitaires ou de ses mécènes, peu ou prou intéressés, non pas financièrement, car la presse est rarement rentable, mais politiquement. Le phénomène nouveau, c’est l’émergence des réseaux sociaux, avatar récent de l’ancien système de la rumeur, démultiplié par la simultanéité de l’information et sa capacité à propager le meilleur comme le pire en un temps record. Le pouvoir actuel, qui concentre dans ses mains l’exécutif et le législatif, s’estime à juste titre intouchable par la justice, qui doit attendre la fin de son mandat pour engager quelque action que ce soit, s’efforce par tous les moyens de limiter le pouvoir médiatique en organisant sa propre communication sans recourir aux professionnels indépendants. Si, formellement, les pouvoirs sont encore séparés, en pratique, nous sommes très loin de l’esprit des lois décrit par Montesquieu.