Et délivrez-nous du mal

Amen ! Si je prends à dessein une référence religieuse pour cette chronique, c’est pour souligner à quel point la condamnation de Deliveroo, l’entreprise de livraison de repas à domicile, pour « travail dissimulé », bien qu’importante en ce qu’elle constitue un précédent, risque de rester un vœu pieux. Deliveroo est ce que l’on appelle une plateforme, comme Uber, qui reste la référence absolue dans le domaine. Elle a recours à des livreurs, qu’elle considère comme « indépendants » et évite ainsi les charges sociales et fiscales que doit payer tout employeur, selon la législation en vigueur dans le pays où s’exerce l’activité économique.

Un statut très avantageux, donc, pour l’employeur, et très précaire pour l’employé. Toute la question est de déterminer s’il existe un contrat de travail, explicite ou implicite, entre les deux parties. L’élément sur lequel le tribunal correctionnel de Paris a fondé sa décision, c’est l’existence d’un lien de subordination entre les livreurs et l’entreprise. C’est elle qui donne les ordres, elle encore qui organise les plannings, elle toujours qui fixe les tarifs pour les clients finaux. Leur contrat devrait donc être requalifié en contrat salarial. L’entreprise est condamnée à une amende de 375 000 euros et trois de ses dirigeants à des peines de prison avec sursis. Cette décision ouvre aussi la voie à un recours devant le tribunal des Prudhommes pour rembourser les salariés des cotisations versées à la place de l’entreprise comme travailleurs « indépendants ». C’est une première victoire pour les livreurs, exploités par une plateforme qui profite, comme d’autres, de la moindre faille dans le système pour échapper à ses obligations de protection sociale et maximiser ses profits.

Si l’argent manque à ces profiteurs pour payer correctement les employés, il coule à flots pour rémunérer les conseillers fiscaux et les avocats spécialisés et s’épargner ainsi la moindre dépense à leurs yeux totalement inutile. L’entreprise fera donc appel, ce qui annonce des batailles juridiques destinées à retarder une échéance pourtant indispensable. C’est le principe même de ce que l’on a appelé l’ubérisation de la société, qu’il faut remettre en cause. De telles entreprises, jouant sur un concept dévoyé de la liberté au travail, devraient être interdites par défaut et tolérées uniquement en apportant la preuve du respect des droits élémentaires des travailleurs. La première mouture du statut d’autoentrepreneur en France, basée sur la proportionnalité des charges et du chiffre d’affaires avait donné des résultats intéressants, permettant un complément de revenus à certaines personnes, notamment retraitées, en conservant une certaine activité. Il a ensuite été dévoyé et détourné de ses objectifs par des acteurs souvent étrangers, cultivant le libéralisme outrancier au mépris des intérêts des plus vulnérables. Quant à l’entreprise Deliveroo, ça va, merci le Covid. Avec un chiffre d’affaires en progression de 82 % à plus d’un milliard d’euros, elle peut encore se permettre quelques amendes.