L’eau ferrugineuse

C’est dans la plus grande discrétion que le gouvernement a lancé sa campagne de lutte contre l’alcoolisme en direction des jeunes sur les réseaux sociaux. Selon ses préférences partisanes, on pourra y voir le verre à moitié plein ou le verre à moitié vide, tant le message adressé témoigne d’une sorte de service minimum, enfonçant les portes ouvertes, sans le moindre espoir d’efficacité. Pour faire simple, les autorités misent sur un tic de langage, supposé entraîner l’adhésion de la cible : « c’est la base ». Ce qui serait la base, ce serait normalement d’éviter une consommation excessive, mais cela déplait visiblement au lobby alcoolier, qui fait un chantage à l’emploi sur le gouvernement.

Qu’il faille renouveler des slogans usés jusqu’à la corde est une évidence. S’adresser aux jeunes en utilisant leur propre vocabulaire, pourquoi pas. Ce n’est pas pour autant qu’il faille s’abstenir de tout discours moral, et non moralisateur ni se dispenser de décrire clairement les ravages que peut causer cette addiction. Il existe en France une exception culturelle qui empêche de s’attaquer frontalement à ce fléau. Les paquets de cigarettes sont ornés de photos dissuasives et leur prix va bientôt dépasser celui du caviar. La possession et l’usage de cannabis sont strictement interdits par la loi, mais l’alcool est en vente libre, et les rares campagnes de prévention sont le plus possible aseptisées. Jusqu’à la taille du logo déconseillant le vin aux femmes enceintes qui fait l’objet d’âpres négociations entre le ministère de la Santé et la filière viticole. C’est pourtant un domaine où la communauté scientifique est unanime : le premier verre nuit à la santé de l’embryon.

La détermination des lobbyistes contraste avec la pusillanimité des pouvoirs publics. Ils ont renoncé à diffuser des spots déjà tournés en faveur d’une modération des troisièmes mi-temps pendant la coupe du monde de rugby qui se déroule en France. Pas de suite non plus, ni d’encouragement en faveur de l’opération « Dry January », un mois au régime sec, qui vaut ce qu’elle vaut, mais a du moins le mérite d’exister. D’un strict point de vue de Santé publique et du coût économique de l’alcoolisme, on attribue 50 000 décès annuels à cette addiction, et cela coûte 102 milliards d’euros à la collectivité. Au moment où il est question de stigmatiser toute la profession médicale, coupable de délivrer trop d’arrêts de travail injustifiés, ce serait une source d’économie non négligeable dans le budget de l’état. Peut-être faudrait-il en revenir aux bonnes vieilles méthodes, qui consistaient souvent à mettre les rieurs de son côté, comme en 1959, quand Bourvil nous gratifiait de son sketch désopilant pour promouvoir l’eau ferrugineuse, préférée à l’alcool dans un rôle de conférencier ivre.