Le chroniqueur et le fabuliste

Connaissez-vous Jean-Pierre Claris de Florian ? Peut-être pas, car ce fabuliste du 18e siècle a souffert de la comparaison avec son illustre prédécesseur, Jean de La Fontaine, qui avait pourtant pillé allègrement Ésope pour alimenter son œuvre aussi brillante qu’abondante. Nous lui devons cependant quelques monuments de la sagesse populaire au travers de morales devenues proverbiales, telles que : « pour vivre heureux, vivons cachés » ou « chacun son métier, les vaches seront bien gardées ». C’est lui également qui est l’auteur d’une fable très connue, « l’aveugle et le paralytique ».

Rappelons rapidement l’argument. Deux infirmes, l’un grabataire, l’autre aveugle, se lamentaient sur leur triste sort quand ils eurent l’idée de s’associer et d’unir leurs malheurs pour s’aider mutuellement. Ainsi, dit l’aveugle, « je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi ». Cette belle philosophie de vie est illustrée par Florian dans une morale édifiante : « aidons-nous mutuellement, la charge des malheurs en sera plus légère ». Heureux fabuliste qui évolue dans un monde imaginaire dans lequel les animaux parlent et se comportent comme des personnes, et qui se plie à ses caprices et à ses volontés pour contribuer à l’amélioration du genre humain. Il en va tout autrement pour le chroniqueur, qui s’est donné pour tâche de rendre compte de la réalité, et qui se heurte bien souvent à la noirceur de l’âme des simples mortels que nous sommes.

L’actualité régionale s’est chargée de mettre au goût du jour la fable de Florian, et d’une manière qui ne laisse guère de place à l’optimisme. L’affaire s’est passée à Nantes, où un aveugle de 43 ans, véritable force de la nature, a frappé à mort à coups de marteau et d’un disque d’haltérophile son voisin du dessous, un hémiplégique de 63 ans, qui ne se déplace que grâce à un déambulateur. La cause du litige est obscure, mais serait liée à des mégots jetés par l’haltérophile sur le balcon de son voisin. Par coïncidence, le même jour, c’est un homme en fauteuil roulant qui a tué un voisin valide de 74 coups de couteau dans une commune du Maine-et-Loire, excédé par le bruit que faisait régulièrement ce dernier. Deux exemples qui démontrent que la tolérance et l’entraide ne sont pas des valeurs spontanément mises en avant dans notre société moderne. Au contraire, les frustrations ressenties par les plus malheureux d’entre nous, loin de nous inciter à rechercher des solutions pour atténuer les difficultés, ont tendance à nous pousser à accabler les autres, et à nous venger sur eux. Et ce n’est pas en exacerbant la compétition entre les citoyens dès leur plus jeune âge que l’on va améliorer cet état de fait. C’est ma morale, et je la partage volontiers.