Incongruité

Voilà quelques jours que les présentateurs des journaux télévisés du service public terminent leur émission avec des excuses pour la mauvaise qualité matérielle de la réalisation, du fait « d’un mouvement de grève d’une partie du personnel », sans jamais expliquer ni quelles catégories sont concernées, ni les raisons de leur mouvement. Renseignements pris, il s’agit d’un plan de réduction des électriciens et des éclairagistes, dont les conditions de travail sont déjà difficiles et qui craignent pour leur emploi. La crise sanitaire a tendance à tout écraser sur son passage, faisant oublier les autres problèmes, notamment sociaux.

On se souvient de la sortie goguenarde de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, en 2008, qui avait déclaré au Conseil national de l’UMP que « désormais, quand il y a une grève, personne ne s’en aperçoit. » C’était un peu exagéré à l’époque, mais cela traduisait une tendance qui n’a cessé de s’affirmer depuis. Faute de pouvoir supprimer le droit de grève, qui est inscrit dans le préambule de la Constitution, les pouvoirs successifs de droite ont tenté d’en minimiser la portée. Le blackout sur les modalités et les raisons de l’arrêt de travail font partie de l’arsenal qui tente d’étouffer insidieusement les revendications des salariés. Il y a quelques jours, sur LCI, dans l’émission dirigée par David Pujadas, qui se croit un parangon d’objectivité, les invités se gaussaient ouvertement de l’appel à la grève lancé par la CGT pour le 1er juillet prochain, laissant entendre que les cheminots devraient être déjà contents d’avoir du travail dans une période où beaucoup de Français étaient condamnés à l’inactivité. Quant au personnel des aéroports, ils étaient désignés comme des nantis peu à plaindre comparés aux autres catégories. Comme si le grand patronat, personnifié par Vincent Bolloré, se gênait pour mettre à pied un journaliste d’Europe 1, station récemment rachetée par le richissime homme d’affaires.

Car, à part les intéressés et leurs amis et connaissances, qui a entendu parler des conflits sociaux que le Covid 19 n’a pas empêchés, mais a relégués au second plan ? Depuis hier, 55 employés de l’usine de surgelés Greenyard à Moréac ont entamé une grève pour obtenir une rémunération décente et de meilleures conditions de travail. De quoi faire rire David Pujadas ou Jean Quatremer, d’excellente humeur l’autre soir en se moquant des syndicalistes menant un combat qu’ils jugent dépassé. C’est en traitant les luttes sociales comme des incongruités que l’on obtient ce climat de démobilisation et de chacun pour soi. Et l’on pourra toujours après pleurer sur le lait renversé en constatant le désintérêt citoyen pour la chose politique, ou le manque de respect pour les personnes qui l’incarnent, y compris le président de la République, qui porte une lourde responsabilité dans la situation actuelle, lui qui n’a cessé de dévaloriser les corps intermédiaires.