Le million symbolique

On a coutume dans les affaires de dommages et intérêts de montrer son désintéressement vis-à-vis de l’argent en ne réclamant qu’un euro symbolique à la partie adverse pour bien démontrer que l’on ne demande qu’une réparation morale d’un préjudice subi. Dans le cas de la Société Générale contre Jérôme Kerviel, cet euro symbolique s’est transformé en 1 million. Je sais, pour vous comme pour moi, c’est une belle somme, mais à l’échelon d’une banque aussi importante, c’est insignifiant. Les sommes brassées par la banque excèdent la vingtaine de milliards chaque année et génèrent un bénéfice de plusieurs milliards annuels, dont une grande partie est versée aux actionnaires sous forme de dividendes.

Et pourtant la banque s’est déclarée satisfaite du jugement de la Cour d’appel de Versailles qui a condamné Jérôme Kerviel à un million de dommages et intérêts quand elle en demandait près de 5 milliards, soit 5000 fois plus. Je pense que les dirigeants de la Société Générale sont plutôt soulagés par la décision, car les réquisitions du parquet rendaient à rejeter toute réparation du fait que la banque avait été défaillante dans le contrôle des activités de son trader. Ils ont déjà dû sentir le vent du boulet en juin dernier quand le tribunal des prudhommes les a condamnés à verser 455 000 euros pour licenciement abusif, estimant qu’elle était au courant des agissements de Jérôme Kerviel et qu’elle les tolérait tant qu’elle en était bénéficiaire. Cette décision de Versailles leur permet d’espérer un résultat plus favorable en appel.

Et surtout, elle leur donne des arguments dans le litige principal de cette affaire. La banque n’a jamais espéré que son trader puisse gagner suffisamment d’argent pour les rembourser, ne serait-ce que d’une part significative des pertes qu’elle dit avoir subies du fait de ses imprudences. Le risque porte sur l’abattement fiscal de 2 milliards octroyé généreusement par Éric Woerth en compensation du manque à gagner et considéré par beaucoup comme indu en raison des errements des instances de contrôle de la banque. Si la Société Générale était contrainte de rembourser cet avoir fiscal, cela signifierait que ses actionnaires devraient renoncer à toucher leurs dividendes cette année, soit un euro vingt symbolique par action. C’est peu si vous êtes un petit porteur lambda, ce n’est pas négligeable si vous avez le portefeuille bien garni, c’est trop si c’est le contribuable français qui doit payer pour les erreurs d’une entreprise privée. Quant à Jérôme Kerviel, la banque devrait considérer l’opportunité de lui confier un poste bien rémunéré pour qu’il puisse s’acquitter de son million dû. Il en a visiblement le talent.