Le grain à moudre

Je vous parle d’un temps… C’était l’une des expressions favorites d’André Bergeron, qui a dirigé Force ouvrière jusqu’en 1989. À l’époque, c’était FO, le syndicat réformiste, tandis que la CFDT, notamment dans l’enseignement, était beaucoup plus en pointe sur les revendications. André Bergeron n’aimait rien tant que de négocier, jusqu’à l’obtention d’une avancée, si petite soit-elle, dont il pourrait se prévaloir auprès de ses mandants. C’est pourquoi il fallait absolument que ses interlocuteurs patronaux ou gouvernementaux jouent le jeu en apportant leur petit ou leur grand sac de blé au moulin de la négociation.

De nos jours, le paysage syndical a bien changé et FO se retrouve souvent aux côtés de la CGT dont elle est issue historiquement pour mener des combats communs, notamment sur la loi Travail. Manuel Valls a-t-il commis un anachronisme en proposant des aménagements marginaux sur le texte de la loi ? Jean-Claude Mailly n’est pas André Bergeron, et il a considéré que les petites avancées pour revaloriser les accords de branche n’étaient pas suffisantes, bien qu’allant dans le bon sens. Avec si peu de grain, on pouvait tout juste offrir un maigre quignon à ceux qui battent le pavé depuis 4 mois quand il leur faudrait un pain de 4 livres comme on disait dans ce fameux temps évoqué précédemment.

En première analyse, on pourrait croire que la CFDT et FO ont simplement échangé leurs casquettes de réformiste et de contestataire. À bien y regarder, la CFDT de Laurent Berger va plus loin que la FO de Bergeron. Elle ne se contente pas de signer des accords pour éviter des situations pires, laissant le soin à d’autres organisations de porter des revendications plus pointues. Elle a choisi délibérément la voie de la cogestion et elle inspire les réformes sociales des gouvernements de droite comme de gauche, allant au-devant et au-delà des demandes patronales. En étant l’interlocuteur privilégié du pouvoir, elle poursuit l’objectif de devenir la première centrale syndicale de France, et par là même incontournable. Cette ambition la mène à prendre des positions qui semblent à l’opposé des intérêts de ceux qu’elle prétend défendre. Privilégier les accords d’entreprise par exemple revient à demander à se battre en combat singulier avec une main attachée dans le dos et prétendre que les forces seront plus équilibrées de cette manière. On pourrait comprendre que ce soit une concession compensée par un avantage ailleurs, mais c’est en fait une faveur faite au patronat sans contrepartie. Il parait que le projet de loi a manqué d’explications, mais ça, c’est inexplicable.