Les travailleurs du képi

Jean Ferrat le chantait déjà en 1975 : « c’est partout le bruit des bottes, c’est partout l’ordre en kaki ». Il dénonçait alors des « Pinochet en puissance » après le coup d’État, le renversement et l’assassinat d’Allende au Chili. Sans dramatiser la chose, la tribune publiée par une vingtaine de généraux en retraite le 21 avril dernier, 60 ans jour pour jour après le putsch d’Alger, a de quoi inquiéter les républicains sur une montée en puissance de l’idéologie d’extrême droite. Marine Le Pen ne s’y est pas trompée qui a emboîté le pas (martial) à ces nostalgiques d’un supposé ordre établi.

Quand la grande muette s’autorise à sortir de sa réserve habituelle, à laquelle elle est tenue, c’est en général que l’heure est grave. En 1961, ce sont quatre généraux favorables au maintien de l’Algérie française qui appellent à l’insurrection depuis Alger et tentent de prendre le pouvoir contre le général de Gaulle, qu’ils ont contribué à installer, notamment le général Salan, le 13 mai 1958. Ce putsch, baptisé « pronunciamiento » par De Gaulle, est l’œuvre d’un « quarteron » de généraux en retraite. Il sert de prétexte à sa demande de pleins pouvoirs, qui scellera l’échec du coup d’État. Le contingent, composé essentiellement d’appelés indifférents à la question de l’Algérie française, n’avait pas bougé. Que réclament donc les militaires qualifiés de généraux en charentaises par une ministre auto-investie dans la défense de la République ? Essentiellement de défendre les valeurs traditionnelles et la civilisation contre la horde des banlieues. L’un des signataires n’en est pas à son coup d’essai, qui avait déjà appelé à manifester contre la présence de migrants à Calais en 2016, et avait été radié de l’armée pour ce manquement à l’obligation de réserve et de loyauté.

On aurait tort de prendre ces menaces contre la République à la légère. On peut sourire de la réaction tardive de la ministre des Armées, qui a « bondi » au bout de cinq jours pleins sous le coup d’une indignation mûrement réfléchie, mais la droitisation générale de l’opinion publique est préoccupante. La droite ne craint plus de reprendre les thèses jadis réservées au Front national, et les polémistes du genre d’Éric Zemmour ou Alain Soral se glorifient de leurs idées racistes, xénophobes et réactionnaires. Nous en sommes au point qu’un « ticket » réunissant Philippe de Villiers, qui se permet de tacler le président de la République, mordant ainsi la main qui l’a nourri, et son frère le général Pierre de Villiers, ancien chef d’état-major de ce même président, en vue des élections de 2022, n’apparait plus comme de la politique fiction. Un texte tel que celui du 21 avril, évoquant la possibilité d’une guerre civile, est par lui-même un facteur de sédition, ouvrant la voie à un quelconque sauveur galonné.