Le monde à l’envers

Pour ceux qui en douteraient encore, voici une nouvelle preuve que le monde marche sur la tête. On croyait que la dénonciation des violences sexistes avait franchi un pas décisif depuis l’affaire Weinstein et le lancement du mouvement « me too ». On s’imaginait que « rien ne serait jamais plus comme avant », selon la formule consacrée, et que les langues enfin libérées ne resteraient plus dans les poches avec un énorme mouchoir par-dessus. C’est en grande partie ce qui s’est passé, mais le combat est loin d’être gagné, comme en témoignent de récents évènements.

On se souvient de l’affaire Beaupin, qui a bénéficié d’un non-lieu dans des accusations de viol et d’agression sexuelle, grâce à l’ancienneté d’une partie des faits et du délai de prescription qui ne tient pas assez compte de la difficulté des victimes à porter plainte. Voici que ce sont ces victimes qui sont à présent jugées pour dénonciation calomnieuse. De quoi dissuader un peu plus les prochaines plaignantes de faire valoir leurs droits. Surtout quand on observe le parcours de combattante de cette touriste canadienne violée au 36 quai des orfèvres par des policiers. Certes, un jury courageux a suivi les réquisitions de la partie civile en condamnant les agresseurs, mais la plaignante a vu son honnêteté et sa crédibilité sans cesse remises en cause au cours du procès.

Une des principales accusatrices d’Harry Weinstein, Asia Argento, a été elle-même la cible de dénonciations d’abus sexuels, ne laissant guère de doute sur la réponse à la question traditionnelle : « à qui profite le crime ? » Très récemment, Médiapart a publié des extraits accablants d’une conversation entre Alexandre Benalla et Vincent Crase, prouvant qu’ils avaient rompu leur obligation de ne pas communiquer entre eux et suggérant leur implication dans une vaste affaire mettant en scène un homme d’affaires plus que douteux. La réaction de la justice n’a pas traîné : le journal a fait l’objet d’une tentative de perquisition sur la plainte de Mr Benalla pour violation de la vie privée. Pour des investigations sur le fond de l’affaire, il faudra attendre encore un peu. Je vois se profiler une société où il sera de plus en plus difficile de mettre en cause ceux qui sont du côté des puissants. Ils bénéficient déjà du déséquilibre de moyens entre des particuliers dont le droit à se regrouper pour mieux se défendre est limité, et des groupes existants, soutenus par des politiques souvent liés financièrement. Il sera très instructif d’observer le procès du Médiator, qui devrait finalement se tenir en septembre 2019. Si l’action de la justice à l’égard de Jacques Servier, le patron du laboratoire incriminé, s’est éteinte avec son décès, c’est Irène Frachon, qui a lancé l’alerte, qui risque le plus dans un procès où les bourreaux voudront passer pour des victimes.