Du côté de Corneille

En commençant par les héroïnes de Racine, j’ai pris l’histoire à l’envers, puisque Corneille était un dramaturge reconnu presque 30 ans avant que Racine produise sa première pièce « Les plaideurs ».

Il serait même juste de dire que Corneille a guidé Racine dans son œuvre, ce qui explique que beaucoup des héroïnes dont j’ai esquissé le portrait auraient très bien pu figurer dans l’œuvre de Corneille. S’il faut trouver ce qui sépare ces deux grands auteurs, on pourrait simplifier en disant que du côté de Corneille se trouve le sublime, et du côté de Racine les larmes et la tendresse, ou encore Corneille décrit les hommes tels qu’ils devraient être, et Racine les hommes tels qu’ils sont.

L’amour héroïque éprouvé par les personnages féminins de Corneille est un amour fondé sur le mérite de celui qu’elles aiment, il doit être sacrifié quand il s’oppose aux vraies valeurs, honneur et rang. Ce sont des âmes confrontées à des choix moraux fondamentaux.

La meilleure illustration est sûrement le personnage de Chimène, l’héroïne du Cid. Son personnage est très décrié quand la pièce est jouée en 1637 et recueille un franc succès ainsi que des critiques sévères. Les détracteurs de Corneille lui reprochent de ne pas respecter les règles classiques demandées par Richelieu et de flatter l’immoralité de Chimène.

Fiancée de Rodrigue, amante trop sensible, elle est vue comme une fille dénaturée, car dans un premier temps elle se plaint davantage de la perte de son amant que de celle de son père. Puis on la trouve monstrueuse quand elle soutient l’acte de Rodrigue qui vient de tuer son père « tu n’as fait que le devoir d’un homme de bien ». On trouve que ce sont des propos qui ne peuvent venir que d’une fille dénaturée, alors qu’ils ne sont que reconnaissance de l’estime, socle de l’amour qu’elle a pour lui.

Dans une tout autre lecture, on trouve que Chimène joue sur les deux registres de l’action et de la folie, écartelée, déchirée entre son devoir filial et sa passion, elle sera l’illustration de la victoire de l’honneur sur l’amour, cet amour fatal, tyrannique qui n’est qu’esclavage et dépendance et qu’il faut dépasser au nom de la raison d’État.

La situation dite cornélienne de Chimène se retrouve dans le dilemme de demander au roi la condamnation de Rodrigue qu’elle aime, par un désir de justice, refusant ainsi d’oublier son obligation de venger son père, alors que son cœur saigne et qu’elle est incapable de le tuer de sa propre main et qu’elle souhaiterait même de lui permettre de fuir.

Contrairement aux tragédies raciniennes, il n’y aura pas de mort, et même plus, croyant Rodrigue vaincu au cours du duel où elle a demandé sa tête, Chimène avoue son amour devant le roi, qui lui demande de pardonner, après avoir fait tout ce qu’il était de son devoir de fille, et l’on peut imaginer qu’après les conseils « laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi » qu’ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… à moins qu’elle n’entre au couvent ? Écrira-t-on jour le Cid II ?

L’invitée du dimanche