Autres temps, autres mœurs

C’est en toute discrétion que nous célébrons la disparition de Miguel de Cervantes, il y a eu 400 ans tout juste le 22 avril dernier. L’Espagne de Mariano Rajoy, qui se cherche toujours un gouvernement, n’a pas trouvé le moindre doublon rescapé de sa splendeur passée, pour organiser des cérémonies de commémoration de l’auteur du célèbre « L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche », considéré comme le premier roman de l’ère moderne. Si cela peut le consoler, l’Angleterre a préféré l’anniversaire des 90 ans de sa reine, Élisabeth 2, à celui de la mort de William Shakespeare, contemporain de Cervantès, disparu quelques jours après lui.

C’est donc un particulier, informaticien de son état, qui a imaginé de rendre hommage à Cervantes en publiant une version intégrale du fameux Quichotte sur un média moderne, bien dans l’air du temps, qui se rapproche généralement du degré zéro de la réflexion par la brièveté de ses messages, et qui a pris comme symbole le gazouillis d’un oiseau. Vous avez reconnu Twitter, qui limite à 140 signes le contenu admissible de chaque communication. Sachant que le Quichotte est un roman-fleuve qui compte plus de 2 millions de caractères, l’entreprise ressemblait à une véritable gageure. Mais pas pour notre Barcelonais de 55 ans. Là où vous en seriez encore, comme moi, à calculer avec votre boulier, il a conçu un algorithme lui permettant de découper l’œuvre en morceaux de phrases intelligibles, et il est tombé sur 17 000 tout pile. À raison de 28 messages journaliers, il lui a donc fallu plus de 600 jours, près de 2 ans, pour publier l’intégralité de l’œuvre. Commencée en août 2014, la publication s’est terminée le jour anniversaire de la mort de Cervantès, le 22 avril dernier, avec le 17 000e et dernier tweet, dont je vous livre une version approximative sous-titrée pour les non-hispanophones : « … le vrai Don Quichotte, ils vont maintenant trébuchant et doivent revenir de tout, sans aucun doute. D’accord. »

Cet échantillon vous permet de mesurer toute la difficulté de l’exercice, pour le metteur en page, dans un premier temps, mais aussi, et surtout, pour le lecteur, qui doit garder la cohérence de l’œuvre originale dans des fragments tellement petits qu’ils en perdent toute intelligibilité. Cette civilisation de l’instantanéité me semble privilégier le contenu immédiat à la réflexion et à un minimum de compréhension du monde qui nous entoure. Cela me rappelle cet aphorisme de Woody Allen : « J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire “Guerre et Paix” en vingt minutes. Ça parle de la Russie. »