À « tue » et à toi

Je ne sais pas, vous, mais moi, je ne tutoie pas spontanément les personnes que je rencontre dans la plupart des situations de la vie courante. Et encore moins lorsqu’il existe une relation pouvant s’apparenter à des rapports hiérarchiques. Ou alors, c’est que le tutoiement est réciproque. Par exemple, il serait incongru de vouvoyer un enfant, qui lui-même vous tutoierait, et serait sans doute mal à l’aise d’en faire différemment. Le tutoiement est utilisé systématiquement par la police, malgré ses instructions officielles, pour assoir sa supériorité sur la population, notamment jeune, qui ne s’y trompe pas en réclamant une forme de respect matérialisé par le vous, dû à chacun.

J’ai donc été surpris et frappé de constater que le président de la république, Emmanuel Macron, tutoyait son homologue russe, Wladimir Poutine, et je suppose que la réciproque est vraie. Macron rapporte avoir dit à Poutine : « tu te racontes des histoires » au cours d’un entretien téléphonique qui a duré une heure et demie, à l’initiative du président russe. Autant le contenu que la forme utilisée par Emmanuel Macron suggèrent une connivence qui n’est pas de mise dans les circonstances actuelles, mais qui a dû être voulue et installée au cours des nombreux échanges précédents entre les deux chefs d’État, et qui se révèle à mon avis bien embarrassante aujourd’hui. Avant d’aller plus loin et d’en tirer des conclusions qui pourraient être erronées, je me suis interrogé sur l’usage du tutoiement et du vouvoiement en russe. En effet, dans les langues latines, comme l’espagnol, le tutoiement est la règle et le vouvoiement ne s’utilise que pour marquer un respect ou une déférence appuyée, peu usitée dans le langage populaire. Renseignements pris, il apparait que le vous et le tu en russe sont utilisés à peu de choses près comme en français courant.

Dans les familles russes, il serait d’usage de vouvoyer ses beaux-parents, alors que seules des familles aristos françaises pratiquent le vouvoiement entre parents et enfants. Vouvoyer peut-être une manière subtile de faire comprendre à son interlocuteur que nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, comme cette fameuse réplique de François Mitterrand à un « camarade » de parti lui demandant s’ils pouvaient se tutoyer, en lui lançant un « comme vous voulez » d’une politesse glaçante. C’est peut-être « vieille France », mais du moins aurions-nous évité une ambiguïté laissant croire à un accord, une entente de façade particulièrement mal venue, quand le « tu » cache difficilement son homophone « tue ! » que le dictateur russe pratique sans retenue en Ukraine, et dans son propre pays si l’on s’oppose trop frontalement à lui. À part peut-être Benito, peu de gens devaient tutoyer Adolf, en son temps. Voussoyons donc Mr Poutine.