Dépêche-toi, esclave

C’est le message reçu vendredi dernier à Laval par un employé d’Uber Eats, la plateforme spécialisée dans la livraison de repas à domicile. Si vous n’êtes pas plus familier que moi de cette pratique commerciale, sachez que la photo du livreur s’affiche sur le smartphone du client dès lors que la commande est acceptée. Et il se trouve que Yaya est originaire de Guinée-Conakry et que sa peau est indiscutablement noire. Il n’en faut pas plus pour donner au message de la cliente une connotation raciste évidente.

Pour couronner le tout, elle lui promettait ironiquement un « pourboire » royal de 1 centime, tout ce qu’il aurait mérité, selon elle. Yaya a été choqué, ce qui est bien compréhensible, car depuis 2009, date de son arrivée en France, c’est la première fois qu’il est victime d’une telle discrimination. Il prévient alors son entreprise qu’il ne livrera pas la cliente et décide de porter plainte dès le lendemain. Uber Eats va d’ailleurs prendre une sanction exemplaire : la radiation du compte de la cliente, qui devra désormais faire appel à une autre plateforme. Oui, je sais, c’est dur, mais il faut ce qu’il faut, et l’entreprise a des principes exigeants. Uber Eats s’est même fendu d’un communiqué pour expliquer qu’il ne saurait tolérer aucune discrimination. Yaya s’en tire bien, puisqu’il garde son job dans un système où le client est roi, et où les employés sont soumis à son appréciation. Par chance pour lui, il était bien noté avec 98 % de notes favorables.

Car le caractère raciste flagrant de ce fait divers ne doit pas faire oublier que les plateformes basées sur ce même principe sont de plus en plus dénoncées pour l’exploitation de leurs employés, contraints d’accepter des conditions arbitraires, avec un statut très défavorable d’auto entrepreneur qui cache mal une subordination qui confine effectivement à l’esclavage, quelle que soit la couleur de peau. L’« ubérisation » de la société est en train de mettre à mal plus d’un siècle de conquêtes sociales en précarisant toujours davantage de travailleurs, livrés à un face à face avec les donneurs d’ordre qui refusent d’assumer leur rôle de patrons. Et quand ils le font, c’est pour imposer des conditions de travail dignes de la révolution industrielle comme Amazon qui octroie généreusement une pause de quelques secondes par heure pour permettre à ses employés de « souffler ». Le tout habillé de paternalisme à l’ancienne, avec un encadrement soi-disant destiné à aider les employés à mieux travailler en rationalisant leurs méthodes, et en réalité chargé de fliquer et écarter les éléments les moins performants. Pour la jeune génération, la liberté apparente et l’indépendance de ces nouvelles formes de travail peuvent être attractives, mais la précarité et l’arbitraire ne sont jamais très loin.