Le point Daech

Quand une discussion sur les forums d’Internet commence à s’éterniser, la probabilité qu’elle dérape sur des accusations de nazisme ou de fascisme se rapproche inexorablement de 100 %. C’est ce qu’a constaté un certain Mike Godwin en 1990, et depuis, ce phénomène a été théorisé sous le nom de loi de Godwin. Pour le formuler autrement, on parle d’atteindre le point Godwin de la controverse, c’est-à-dire un stade où toute discussion devient inutile dans la mesure où l’un des interlocuteurs, ou les deux, se trouvent totalement disqualifiés et leurs opinions dévalorisées.

Cette loi démontre à quel point le traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale a marqué les esprits jusqu’à la fin du 20e siècle. En ce qui concerne la France, il n’est qu’à voir comment, encore de nos jours, certains politiques de droite revendiquent l’héritage du général de Gaulle et stigmatisent toujours la collaboration et le régime de Vichy, pour se convaincre de la persistance de ce clivage. Toutefois, la montée des intégrismes a changé la donne. Une autre forme de guerre, plus sournoise, oppose les tenants d’une idéologie islamiste radicale au monde occidental, pour faire court. Sur le terrain du Moyen-Orient, la confrontation se déroule sous la forme d’une guerre conventionnelle, tandis que dans nos pays, elle utilise l’arme du terrorisme. Dans un cas comme dans l’autre, la figure de l’ennemi public numéro un de la civilisation est en passe de basculer. Ce n’est plus l’adepte d’Hitler ou de Mussolini, mais celui d'Abou Bakr al-Baghdadi après avoir été celui d’Oussama Ben Laden.

Il devient donc plus « rentable » d’accuser ses adversaires politiques de complaisance à l’égard du terrorisme que de nostalgie du passé nazi. J’en veux pour preuve la campagne honteuse de dénigrement des candidats à la primaire de la droite et du centre, que je ne porte pourtant pas spécialement dans mon cœur, en les surnommant Ali Juppé et Farid Fillon, sous-entendant leurs liens supposés avec l’intégrisme musulman. Ces attaques ciblées viennent de la « fachosphère », cette nébuleuse liée à l’extrême droite. Mais voilà que le procès fait à Benoît Hamon d’être le candidat des Frères musulmans, a été repris courageusement sous couvert d’anonymat par un ministre, apparemment encore en exercice, et qui soutient Manuel Valls. D’ailleurs, le député PS Malek Boutih, ancien président de SOS racisme, n’a pas hésité à accuser Hamon d’ambiguïté, voire de sympathie pour « l’islamogauchisme ». On voit par là que le procès en islamisme est en passe de supplanter le procès en sorcellerie. Je propose de désigner par « point Daech » ce degré zéro de l’argumentation, au-delà duquel on tombe dans l’invective et où l’on en vient éventuellement aux mains.