Éloge de l’ignorance

Depuis Platon, rapportant des propos attribués à Socrate, selon lesquels tout ce que sait le philosophe c’est qu’il ne sait rien, la modestie est de bon ton, excepté quand on veut faire de l’information un outil idéologique. Ce qui est le cas avec le conflit en Ukraine, où la guerre se déroule aussi sur le terrain médiatique. Il est donc surprenant que les belligérants et ceux qui les soutiennent fassent assaut de discrétion sur les explosions qui ont touché dernièrement un aéroport russe de Crimée annexée. Les services de renseignement américains, pourtant généralement bien informés, assurent ignorer l’origine de ce que les Russes qualifient d’accident.

De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas revendiqué comme un succès militaire la destruction partielle d’un aéroport militaire qui sert de base à des frappes aériennes sur leur territoire. Ils ne démentent pas formellement non plus l’hypothèse avancée par certains experts internationaux selon laquelle des missiles auraient été tirés spécifiquement par leur armée, guidés ou non par du renseignement local d’opposants à l’annexion de la Crimée par la Russie depuis 2014. Coïncidence ou pas, dans les déclarations de Volodymir Zelenski, on a vu apparaître la revendication de recouvrer l’intégralité de la souveraineté ukrainienne sur son territoire avant l’annexion et non plus seulement et pour l’instant le retour aux frontières d’avant 2014. Si les Ukrainiens ne se prévalent pas d’une frappe ciblée, qui leur donnerait un prestige et une crédibilité aux yeux de leur propre population, c’est peut-être parce qu’ils reconnaîtraient implicitement l’usage d’armes à longue portée, qui leur ont été fournies dans un but uniquement défensif, un point de vue devenant difficilement défendable en l’occurrence. Et les États-Unis veulent éviter de donner un prétexte à une escalade et une extension de la guerre aux pays de l’OTAN.

Les autorités russes quant à elles, préfèrent minimiser la portée de l’incident. Ces explosions en cascade sont déjà une humiliation pour le pouvoir, même en leur conférant un caractère accidentel, car elles démontrent une fragilité inattendue sur ce qu’ils considèrent unilatéralement comme leur territoire. Tant que la guerre se déroule chez le voisin, la population est encline à la soutenir et à en supporter les inévitables conséquences. Il en va tout autrement si le conflit peut toucher son propre pays et détruire des bâtiments, des infrastructures, voire causer des victimes plus ou moins proches. Le soutien aux « opérations spéciales » d’une guerre qui ne veut pas dire son nom, et aux autorités du pays, personnifiées par Vladimir Poutine, reste encore très massif, grâce à une télévision d’état qui ne recule devant aucun mensonge ni aucune propagande caricaturale. Il ne faudrait pas que cette belle unanimité soit fissurée par le soupçon d’une résistance intérieure dans les territoires « libérés » des soi-disant nazis au pouvoir à Kiev.