Le pouvoir des mots

Faut-il que la simple expression d’une opinion libre fasse peur au pouvoir algérien pour qu’il accuse l’écrivain franco-algérien Boualem Sensal de porter atteinte à l’unité nationale, et qu’il engage une procédure contre lui pouvant l’amener à une condamnation à vie, voire à la peine de mort ? Tout ce qui a fait la portée de sa parole est exprimé dans ses livres, qui lui ont valu d’obtenir de nombreux prix littéraires, mais il a eu le tort de ne pas suivre la ligne officielle du pouvoir algérien et d’exprimer ses opinions personnelles, avec lesquelles on peut ne pas être d’accord, sans encourir pour autant des sanctions totalement disproportionnées et arbitraires.

Le premier péché originel de Boualem Sensal, ce sont ses racines, car son père, algérien, est d’origine marocaine, et l’on sait que les relations entre le Maroc et l’Algérie sont empoisonnées par la revendication du territoire du Sahara Occidental par les deux pays. Emmanuel Macron en sait quelque chose, lui qui s’est fâché récemment avec le gouvernement algérien en prenant le parti du roi du Maroc. Cela ne va pas aider l’écrivain, alors qu’il a obtenu récemment la nationalité française. Au-delà de la suspicion de traitrise en faveur du rival marocain, on peut rajouter la collaboration avec l’ancienne puissance coloniale, le pouvoir algérien actuel continuant de se victimiser en instrumentalisant la guerre d’indépendance qui a pris fin le 18 mars 1962 avec les accords d’Évian. Mais ce qui est peut-être le plus insupportable au pouvoir du président Tebboune, c’est la question de la religion.

Dans ses ouvrages, Sensal s’en est pris régulièrement à l’islamisme, dans sa forme la plus radicale, celle qui utilise la terreur et le terrorisme pour assoir son influence. Mais il va plus loin, en dénonçant également l’islam en tant que religion. Ce qui l’amène à exprimer le fond de sa pensée, qui est de réfuter l’influence excessive de toute forme de religion. « La religion fait peut-être aimer Dieu, mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité », écrit-il en 2015 dans un ouvrage inspiré de Georges Orwell, 2084 : la fin du monde. Je ne le suivrai pas, cependant, quand il s’est fourvoyé en signant une tribune pour défendre Gérard Depardieu, en compagnie d’autres « brebis égarées ». En paraphrasant la citation attribuée à tort à Voltaire, je serais prêt néanmoins à le défendre pour qu’il puisse continuer à exprimer ses opinions. C’est sans doute ce qui explique la variété des horizons auxquels appartiennent ses soutiens, qui lui ont valu une réputation de sympathies pour l’extrême droite. Le serait-ce, d’ailleurs, que son arrestation devrait quand même être vigoureusement dénoncée, et la pression internationale mobilisée pour sa libération.