Le marchand de sable

Bien que j’aie fait sa connaissance dans ma plus petite enfance, je l’avais un peu oublié celui-là ! Ma mère le rendait responsable, le reconnaissait à mes paupières lourdes le soir au cours du dîner familial, elle m’autorisait alors à poser ma tête sur ses genoux pour complètement m’endormir, elle m’évitait ainsi la peur de sombrer sans accompagnement dans l’inconscience du sommeil. C’était un moment rassurant, chaleureux, et ce bonhomme-là était le bienvenu. J’ai dû l’évoquer plusieurs fois à mes propres enfants, transmettant ainsi l’existence de ce fabuleux personnage d’autant plus crédible qu’avec Nounours la télévision lui avait donné un visage. J’ai vu ma grande fille pleurer tous les soirs quand il quittait la magique lucarne, elle aurait voulu sans doute prolonger ce moment, dont la fin était le signal du coucher.

Pour elle comme pour moi, c’était peut-être la même angoisse de quitter le monde de la conscience et du vivant pour se plonger dans le monde du sommeil qu’on a souvent appelé « la petite mort », ce monde, état d’inconscience quotidienne cependant nécessaire qui échappe à notre contrôle ? Le marchand de sable jouant les guides pour nous y accompagner en douceur.

À l’écoute d’une interview de Jean d’Ormesson, envoyé par un ami justement le jour de mon anniversaire (je ne crois pas au hasard) : « Quand on fête mon anniversaire disait Jean d’Ormesson alors âgé de 90 ans, je sais bien que ce n’est pas une année de plus, mais une année de moins pour moi… à partir du moment où vous êtes nés, vous passez un contrat avec la mort… si vous êtes nés vous mourrez ». Ses paroles, loin de m’angoisser, ont trouvé chez moi un écho incroyable. Pour la première fois contrairement aux autres années où ce petit événement était accompagné du triste sentiment de la vie qui s’échappe inexorablement, je me sentais sereine, ne boudant pas mon plaisir à recevoir des cadeaux… Je préférais penser à tout ce qui restait encore possible et qu’il ne fallait pas rater ! L’image du marchand de sable et de son bras armé le sablier, me sont apparus comme des symboles incontournables de la vie. Le premier commence par vous accompagner dans votre sommeil d’enfant, puis il remplit votre sablier dont chaque grain qui tombe représente un jour, un mois, une année qui ne reviendront plus et qui vous mènent petit à petit vers le dernier sommeil. Mais ce qui compte c’est les grains qui restent à faire glisser et dont on peut encore tirer tant de richesses, car à moins de croire à une vie dans l’au-delà, on ne nous donne pas la possibilité de retourner le sablier, ce qui est passé est passé, mais ce qui reste à venir reste ouvert. Je sais, le marchand de sable est injuste, il n’a pas rempli chaque sablier d’autant de grains et il arrive même que certains soient malveillants, c’est la destinée, et la vie c’est d’apprendre à les accompagner au mieux.

L’invitée du dimanche