Soupe à la grimace

On dit le paysan français soupe au lait. Et il est vrai que lorsque les agriculteurs se mobilisent, ils emploient fréquemment la manière forte et n’hésitent pas à mener des actions spectaculaires. On se souvient des tonnes de purin ou de paille déversées devant les préfectures, des blocages musclés de grandes surfaces ou de ronds-points routiers, occasionnant parfois des dégâts considérables. Ils bénéficient généralement de la bienveillance des pouvoirs en place qui savent que leur poids est devenu numériquement très faible, mais reste important symboliquement dans l’opinion.

Cette fois, c’est le groupe Lactalis qui est dans le collimateur. Géant mondial de l’industrie laitière, il refuse de payer la tonne de lait au prix de revient du producteur, et de très loin, puisqu’il n’est même pas au niveau moyen des autres acheteurs français. Le groupe est en position de force puisque la France est en surproduction depuis l’abandon des quotas de production. Les pays européens, dont la France, se sont mis à produire davantage, cependant que les cours mondiaux s’effondraient, que la Russie décrétait un embargo de représailles et que la Chine ralentissait sa demande en même temps que sa croissance. C’est donc un peu la lutte du pot de fer contre le pot à lait. Le gouvernement soutient les agriculteurs, mais n’a aucun moyen de coercition contre un industriel dont le ministre de l’Agriculture n’a même pas le 06, et qui n’apparait pratiquement jamais en public.

Ce n’est pas que Lactalis n’aurait pas les moyens de payer correctement le lait aux agriculteurs français. Ses comptes sont secrets, mais la fortune du PDG est estimée à environ 8,5 milliards de dollars, ce qui fait d’Emmanuel Besnier la 13e fortune de France au classement Forbes. Loin d’avoir été affecté par la crise du lait, le groupe a profité de la situation pour augmenter ses marges et consolider sa position dominante sur le marché. Et il refuse de partager le camembert. Les négociations, qui ont déjà achoppé par deux fois, et qui reprennent aujourd’hui, sans garantie de réussite, ne font pas partie de la culture d’entreprise. Les procédures habituelles sont plutôt le diktat, l’ultimatum et la menace, sur le mode du chantage habituel à la concurrence. Le seul moyen d’action dont les agriculteurs peuvent se servir semble être la publicité négative qu’un tel conflit peut engendrer. Le groupe et son patron ont une obsession maladive du secret. Les comptes ne sont jamais publiés, et c’est à peine si l’on connait la tête d’Emmanuel Besnier, placardée à présent avec l’étiquette « wanted ». Cela sera-t-il suffisant pour faire plier le géant de l’agroalimentaire ? Réponse prochainement.