L’enfer de Matignon

La plupart de ceux qui ont exercé cette fonction sous la 5e république se sont retrouvés en accord sur ce point. Le travail de Premier ministre est harassant et éminemment ingrat. En effet, contrairement aux textes constitutionnels, qui prévoient que c’est lui (ou elle) qui détermine et conduit la politique de la nation, en pratique, on attend de lui qu’il mette en musique une partition écrite par le Président de la République. Une situation résumée par une formule utilisée par Jacques Chirac en 2004 à propos du rôle de Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’Économie : « je décide et il exécute » et que Sarkozy reprendra à sa manière une fois président en qualifiant François Fillon, son Premier ministre, de simple collaborateur.

Le Premier ministre se doit surtout d’être loyal et de ne pas faire d’ombre prématurément au président en exercice s’il fait partie du même camp politique. En revanche, s’il quitte sa fonction après l’avoir exercée sans faire de faute notable, il est généralement bien placé pour briguer à son tour la magistrature suprême. Il doit alors se démarquer du président en exercice. « Lui, c’est lui, et moi c’est moi », avait déclaré Laurent Fabius en 1984 pour décrire ses relations avec le président Mitterrand. Un président qui nommera plus tard Michel Rocard Premier ministre alors qu’ils défendaient des lignes différentes au sein du parti socialiste, dans le but évident qu’il s’y brûle les ailes pour lui laisser les coudées franches. Matignon peut ainsi devenir un cadeau empoisonné. Bien que conscient des risques, Rocard acceptera le poste, car cela ne se refuse pas, et c’est presque un passage obligé dans les débuts de la 5e république. Pour le président en exercice, le Premier ministre est souvent utilisé comme fusible. On peut le changer sans frais, hormis pour l’intéressé, en lui mettant sur le dos tous les inévitables ratés.

C’est une option dont le président Macron s’est privé en ne demandant pas sa démission à Gabriel Attal au lendemain des élections européennes perdues. Son orgueil mal placé l’a conduit à négliger ce levier qui lui aurait permis d’attendre un moment plus favorable pour tenter de reconquérir une majorité plus conforme à ses souhaits. Ce mauvais choix a abouti à une situation de divorce consommé entre le président et la nation. Il devrait de fait en tirer les conséquences en nommant un Premier ministre de cohabitation, issu de l’opposition, mais il s’obstine à chercher une personne capable d’unir les contraires en sachant probablement l’entreprise impossible. À ce compte-là, il risque de méditer longtemps sur la célèbre réplique de Jean-Paul Sartre dans sa pièce, « Huis clos » : « l’enfer, c’est les autres. »