Loi du mort-kilomètre

La hiérarchie de l’information est soumise à ce que l’on appelle couramment le principe de proximité, qui veut qu’un évènement nous touche d’autant plus qu’il se rattache à nous d’une manière ou d’une autre. De telle sorte que l’on a pu établir un ratio basé sur le nombre de victimes d’un fait divers, rapporté à l’éloignement géographique de l’évènement. D’où cette expression choquante de mort-kilomètre, qui a trouvé une nouvelle illustration pas plus tard que la semaine dernière. En effet, on apprenait le 3 septembre dernier qu’un funiculaire avait déraillé à Lisbonne, entraînant la mort de 15 personnes et faisant 23 blessés.

Un accident suffisamment grave et spectaculaire pour entraîner une vive émotion, et être qualifié de tragédie sans précédent par le maire de la capitale portugaise. Lisbonne est une destination touristique très prisée et les chances des Français lisant cette information de se sentir touchés personnellement ne sont pas négligeables. Toutefois, c’est une rumeur sur de possibles victimes françaises, qui semblait éveiller un regain d’intérêt, jusqu’à ce que les choses se précisent. Il y avait bel et bien une Française décédée dans ce tragique accident. Puis une sorte de déconvenue en apprenant que cette personne était franco-canadienne, avant d’être informés de sa nationalité française pleine et entière bien qu’elle vive au Québec avec son mari canadien depuis une vingtaine d’années. Des journaux, tels que Paris-Match, pouvaient donc en toute bonne conscience nous délivrer des informations détaillées sur la Française, dont la mort serait beaucoup plus importante, semble-t-il, que celle des 15 autres personnes décédées, pour la plupart des touristes étrangers.

Vous aurez compris que cette pratique, courante dans le milieu journalistique, me déplait profondément. Qu’un avion s’écrase à l’autre bout de la planète,et le réflexe premier des faits-diversiers consiste à s’enquérir du nombre éventuel de nos compatriotes qui auraient pu perdre la vie dans ces malheureuses circonstances. À défaut, un Belge, un Suisse ou un francophone africain, peut faire l’affaire, du moment qu’il parle français. En général, l’exploitation de ce ressort ne se limite pas à donner la seule information factuelle qui soit acceptable, la nationalité des victimes, mais dérive souvent sur des pratiques plus douteuses, parfois même sur un feuilletonnage dont le public peut-être friand, comme le démontrent certains reportages où des paparazzis font les poubelles des célébrités, littéralement, et au « sens propre », si l’on ose dire. La « catastrophe » de Lisbonne renvoie inévitablement au fameux tremblement de terre de 1755 dont parle Voltaire dans Candide et qui avait détruit les trois quarts de la ville. À cette époque de religion obscurantiste, il avait été interprété comme une conséquence de la colère divine pour laquelle il fallait sacrifier des coupables désignés et les brûler. De nos jours, ce sont les réseaux sociaux qui désignent les victimes expiatoires, en espérant que Dieu, ou Moloch, y reconnaitront les leurs..