Toute peine mérite salaire

Voilà ce que l’on m’a seriné depuis mon enfance, déjà lointaine, comme une évidence, une sorte de morale immanente avec pour corollaire que cette rémunération était supposée équitable en fonction de l’utilité sociale du travail fourni, ou du profit qu’elle pouvait générer. Accessoirement, il était généralement admis que selon le lieu où l’on venait au monde ou l’aide active que pouvait apporter la famille ou le milieu dont on était issu, on pouvait accéder à des fonctions plus ou moins prestigieuses et bien payées. Il suffisait pour cela de s’en donner la peine et de posséder les qualités requises. De nos jours, un président pourrait dire « qu’il suffit de traverser la rue ».

C’est une tout autre logique qui a présidé aux propos du patron du groupe Michelin qui a affirmé avoir mis en place ce qu’il a appelé un « salaire décent » pour ses 132 000 salariés, répartis dans le monde entier. Ce salaire, variable selon l’implantation géographique, est supposé permettre de couvrir les besoins d’une famille comprenant l’alimentation, le transport, l’éducation, la santé et même une épargne de précaution en cas de coup dur, ainsi que l’acquisition des biens de consommation les plus importants. C’est ainsi qu’à Paris le salaire décent s’élèverait à près de 40 000 euros brut, soit environ deux fois le SMIC. Michelin renoue ainsi avec une vieille tradition, celle des maîtres de forges, qui a débouché sur une forme d’économie paternaliste dans laquelle les patrons faisaient assaut d’une générosité apparente en payant mal, mais en prenant en charge les besoins d’une population qui devenait esclave de fait de l’entreprise, qui se substituait à l’état. Une situation assez comparable, tout compte fait, au colonialisme, dans le sud des États-Unis. Michelin cherche à se donner le beau rôle sur le plan moral, sans pour autant révolutionner le partage des richesses, qui reste massivement au profit du capital, tout en apparaissant comme mieux-disant social pour attirer les talents.

Mais il ne faut pas se leurrer. La logique capitaliste reste primordiale chez Michelin, comme le font remarquer les syndicats, tout comme dans les groupes internationaux les plus puissants. Cette annonce intervient peu après celle de la rémunération mirobolante de Carlos Tavares, le PDG de Stellantis, qui atteint des sommets inégalés avec un total de 36 millions d’euros pour l’année 2023, un salaire indécent si l’on considère qu’il ne mange probablement pas plus de 3 fois par jour, comme le plus humble de ses employés, alors qu’il touche plus de 500 fois son salaire moyen. Quelqu’un a même calculé qu’il lui faudrait 2 000 ans pour dépenser son année de salaire à raison d’un SMIC par mois. Dire que dans les années 80, on critiquait à juste titre Roland Dumas parce qu’il portait un SMIC à chaque pied ! À ce niveau de rémunération, ce n’est même plus indécent, mais carrément obscène.