66 millions de procureurs

L’expression est d’Emmanuel Macron au cours d’un déplacement à l’université de Saclay sur un sujet austère, le développement de la recherche sur la mise au point d’un ordinateur « quantique ». Ne me demandez pas ce que c’est exactement, le sujet est très technique, et dépasse largement mes compétences. Le président a dû penser que les Français étaient dans mon cas, et il en a profité pour parler d’autre chose. Et notamment, ce qui caractériserait, pour lui, le mal français : la critique systématique de l’action gouvernementale, la recherche constante de l’erreur, qui feraient de nous « 66 millions de procureurs ».

Je veux bien reconnaître que je ne suis pas le dernier à pointer les manques des soi-disant élites qui nous dirigent, et de plus en plus sans nous demander notre avis. Voilà pour la paille dans l’œil des Français. Mais comment ignorer l’énorme poutre qui dépasse de celui du chef suprême qui décide de tout avec l’approbation des béni-oui-oui qui forment sa cour ? L’agacement qui perce dans l’expression traduit à mon avis le sentiment d’impuissance d’Emmanuel Macron. Son début de quinquennat lui laissait espérer un boulevard pour une réélection triomphale. Il s’imaginait auréolé du prestige de ses réformes, acclamé par des Français reconnaissants et admiratifs de sa vision prémonitoire de la France, de sa clairvoyance sur les sujets de société et de la prospérité retrouvée de notre pays. Au pire, il pouvait toujours se voir jouer la revanche de 2017, face à Marine Le Pen, servant de repoussoir aux Français, qui se résoudraient à le soutenir faute de mieux. L’état de décomposition de l’opposition, fragmentée et dépourvue de leader naturel incontestable, ne pouvait que lui donner confiance en sa bonne étoile et lui laisser espérer un deuxième coup de chance consécutif.

Le Covid 19 est venu bouleverser l’échiquier politique à un point inimaginable il y a seulement un an. Oubliées les réformes soi-disant attendues par les Français. Repoussés aux calendes les grands projets qui devaient assoir le prestige du président de la République. Plus aucune réforme d’envergure n’est envisageable avant les présidentielles. Si les élections départementales et régionales peuvent avoir lieu, elles consacreront probablement la déroute de ce qui reste du parti présidentiel et un référendum, citoyen ou non, est totalement exclu. Ce qui guette Emmanuel Macron, ce n’est pas une percée historique du Rassemblement national, mais un mécontentement suffisamment généralisé pour l’empêcher d’accéder au 2e tour, synonyme de réélection probable. Souvenons-nous de la 3e place de Lionel Jospin le 21 avril 2002, alors que tous les pronostiqueurs le voyaient déjà président devant un Chirac « vieux, fatigué et malade ». Et il n’est pas impossible qu’Emmanuel Macron, comme François Hollande, soit contraint de renoncer à sa candidature pour un 2e mandat, s’il juge ses chances de succès insuffisantes.