Silence

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente, trente et un, trente-deux, trente-trois, trente-quatre, trente-cinq, trente-six, trente-sept, trente-huit, trente-neuf, quarante, quarante-et-un, quarante-deux, quarante-trois, quarante-quatre, quarante-cinq, quarante-six, quarante-sept, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante, cinquante-et-un, cinquante-deux, cinquante-trois, cinquante-quatre, cinquante-cinq, cinquante-six, cinquante-sept, cinquante-huit, cinquante-neuf, soixante.

Si vous avez lu cette suite de nombres in extenso, il vous aura fallu environ une minute, comme celle qui sera consacrée ce matin à rendre hommage à Samuel Paty, ce professeur victime du fanatisme à Conflans-Sainte-Honorine. Après maintes tergiversations, le ministre de l’Éducation a finalement opté pour le service minimum, se réfugiant derrière le protocole sanitaire pour justifier sa position de refuser un temps de préparation des enseignants entre eux pour les aider à sensibiliser les élèves à réfléchir sur le sens de ces évènements. Jean-Michel Blanquer est pourtant conscient que des incidents risquent de perturber les cérémonies, et la seule réponse qu’il a trouvée, tout comme Marlène Schiappa, qui prend décidément un virage autoritaire, consiste à menacer les trublions éventuels de sanctions sévères. Autrement dit, il se résigne par avance à perdre la bataille en faisant le constat amer que la République a échoué à convaincre une frange de sa jeunesse du bien-fondé de ses valeurs démocratiques et laïques. J’ai volontairement égrené ces soixante secondes en sachant pertinemment que le lecteur, au bout de quelques instants aura compris et zappera la fin de l’énumération. Ne dites pas non, je vous ai observé attentivement. Il en ira de même dans la vraie vie. Une minute de silence n’a de sens que si elle est consentie, et même voulue par ceux qui l’observent. Comme le silence qui suit du Mozart, et qui est encore du Mozart, c’est une occasion de remplir un vide par une réflexion, un recueillement, que sais-je, un instant de retour sur soi et sur les autres.

Je doute que la lecture de la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs et institutrices suffise à provoquer cette prise de conscience salutaire, car elle s’adresse aux enseignants, et non aux enfants eux-mêmes. Les élèves ne peuvent que rester extérieurs à cet hommage forcé qui ne vient pas d’eux et ne leur est pas destiné non plus. Sans compter qu’il y a un côté déplaisant dans ce détournement et l’accaparement d’une personnalité éminente de notre histoire. Cela me rappelle la tentative de Nicolas Sarkozy en 2007 de prendre en otage le jeune militant communiste Guy Môquet, en instituant la lecture de la lettre à ses parents avant d’être fusillé. Quoi qu’il en soit, cette minute de silence sur commande ne permettra pas de réconcilier la République avec certains de ses enfants perdus, pris dans des conflits de loyauté entre leur famille, leur culture et des valeurs dont il faut avant toute chose les convaincre.

Commentaires  

#1 jacotte 86 02-11-2020 10:52
dans mon silence perso de confinée solitaire , j'ai réservé ma minute de vraie silence habitée par une réelle émotion et pensées adressées à la famille de Samuel Paty
Citer