Numérologie

« Les chiffres parlent d’eux-mêmes » a-t-on coutume de dire, alors que par ailleurs une croyance populaire solidement étayée veut qu’on puisse leur faire dire ce que l’on veut. Au temps de sa splendeur télévisuelle, le groupe humoristique « les Nuls » avait inventé une rubrique dans son faux journal, intitulée « les chiffres du jour ». Elle consistait dans l’énumération sans commentaires de quelques chiffres, livrés aux téléspectateurs, comme pour les résultats du tirage du loto, à l’exception du numéro complémentaire.

Les Cassandres de tout poil nous refont le même coup, en claironnant des chiffres alarmistes, sans nous donner les clés pour les interpréter. Le dernier en date est le nouveau Premier ministre, Jean Castex, qui, lui, a fait encore plus fort en ne citant aucune statistique et en se contentant d’affirmer que les chiffres n’étaient pas bons et en en tirant la conclusion qu’il était nécessaire de porter le masque y compris à l’extérieur, sans vouloir en endosser l’impopularité éventuelle. Ce sont les maires qui devront prendre les dispositions qui fâchent, surveillés de près par les préfets. Les élus locaux seront donc, sous couvert de décentralisation, chargés d’appliquer une politique nationale qui ne s’assume pas et perd toute lisibilité. Le ministre de la Santé, chargé du service après-vente dans les médias, a donc laborieusement expliqué qu’il avait confiance dans le jugement des Français pour porter le masque quand les circonstances l’exigeaient, avant de se contredire dans la foulée en rappelant que les contrevenants s’exposeraient à des sanctions financières importantes. Le plus clair de tout cela, c’est que les règles arbitraires mises en place au gré des intuitions des municipalités deviennent de plus en plus incompréhensibles et impossibles à mettre en œuvre. Au point qu’Olivier Véran en est réduit à donner un « truc » mnémotechnique pour adapter son comportement en ville.

Pour que les choses soient claires, je précise que le port du masque dans les endroits surpeuplés me paraît nécessaire, et que l’état devrait prendre une règle nationale pour l’imposer tout en le rendant gratuit. Ouvrir la porte à l’arbitraire dans les 36 000 communes françaises est le meilleur moyen de saborder une mesure qui peut sauver des vies. Pire encore, c’est décrédibiliser l’autorité publique et renvoyer les citoyens à l’interprétation individuelle de cette règle. On a vu récemment à quoi cela pouvait aboutir. C’est ce chauffeur de bus laissé pour mort après une altercation avec des passagers refusant de porter le masque, ou cet homme frappé à coup de barre de fer dans une laverie pour les mêmes raisons, ou encore une infirmière passée à tabac dans un bus par des jeunes parce qu’elle leur avait demandé gentiment de mettre un masque. Faudra-t-il risquer sa vie pour faire appliquer une règle de bon sens ?