Un rendez-vous manqué

C’est ce que je retiendrai de cette soirée du 11 décembre 1994. Jacques Delors est l’invité de l’émission 7 sur 7 présentée par Anne Sinclair et tout le monde, sauf quelques initiés peut-être, croit qu’il va officialiser sa déclaration de candidature à la prochaine élection présidentielle. Devant ma télévision, je suis le premier à me fourvoyer. Pourquoi le favori des sondages prendrait-il la peine de participer à l’émission politique phare de l’époque, si c’était pour renoncer à se présenter ? J’ai tout faux, naturellement, mais je ne fais pas exception, car les experts les plus éminents ne l’ont pas davantage vu venir.

Plus le temps passe, cependant, plus on soupçonne quelque anguille sous roche, jusqu’au moment où Jacques Delors lit sa déclaration, dont il a choisi chaque mot dans un souci de clarté : « j’ai décidé de ne pas être candidat à la présidence de la République », annonce -t-il. On peut penser qu’il a imaginé la déception dans les chaumières, car il aura muri sa décision pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Il l’a prise en son âme et conscience, je suppose, et sans doute pour de bonnes raisons. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. La droite se réclamant de l’héritage gaulliste est partagée entre deux candidats potentiels : Jacques Chirac et Édouard Balladur, donné gagnant au 2e tour. Toutefois, Jacques Delors, ancien ministre de François Mitterrand, a une carte à jouer. Classé plutôt à gauche, mais modéré, il pourrait rallier des suffrages dans l’espace du Centre pro-européen laissé plus ou moins vacant par les héritiers de Valéry Giscard d’Estaing. Inutile de vous dire que ce positionnement de centre gauche n’est pas ma tasse de thé favorite, mais les duettistes Chirac-Balladur, versions prolo ou aristo du gaullisme décadent, évoquent trop le bonnet blanc et le blanc-bonnet du duel fratricide Pompidou-Poher de 1969.

Impossible naturellement de refaire l’histoire après coup. Jospin, reprenant le flambeau, échouera de peu avec une image beaucoup moins attractive que celle de Delors. Mon impression de l’époque reste celle d’un refus d’obstacle. Celle d’un homme ayant fait passer ce qu’il croyait être l’intérêt de la France avant ses ambitions personnelles, ce qui est rare et respectable, dans un pays où selon le mot du Général de Gaulle, ce qui est à craindre, ce n’est pas le vide, mais le trop-plein, en pensant à sa propre succession. Même s’il n’avait pas été élu, une candidature de Jacques Delors aurait probablement influé sur le paysage politique de l’époque, qui se serait alors structuré autour de cet axe pro-européen qu’il appelait de ses vœux. On peut penser que le Front national ne serait peut-être pas monté au niveau historique permettant à son leader historique, Jean-Marie Le Pen, d’accéder au 2e tour en 2002, privant Lionel Jospin d’une possible victoire à sa 2e tentative. Avec ce décès à l’âge de 98 ans, une page d’histoire s’est tournée.

Commentaires  

#1 jacotte86 28-12-2023 11:41
on ne peut pas hélas refaire l'histoire qui ne repasse que rarement les plats...fait exceptionnel toutes les classes politiques lui rendent un hommage que je crois sincères. y a t-il a l'horizon un possible héritier? on parle de Raphael Gluksman ! a suivre
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