Le prix du danger

Peut-être avez-vous vu ce film d’Yves Boisset, sorti en 1983, basé sur une nouvelle futuriste dénonçant une dérive des jeux télévisés qui deviennent de plus en plus agressifs et violents. Le « jeu » dont il est ici question consiste dans la traque d’un candidat qui doit se rendre dans un endroit tenu secret d’une grande ville d’Europe avant d’être abattu par cinq tueurs lancés à sa poursuite. S’il y parvient, la chaîne de télévision lui remettra un gros chèque, dans le cas contraire, c’est sa veuve qui touchera le pactole. Dans les deux cas, le succès d’audience garantit des recettes publicitaires très conséquentes.

Comme cela arrive très souvent, la téléréalité a dépassé la science-fiction, appelée parfois anticipation. La mort d’un influenceur, pratiquement en direct, sur une plateforme diffusant à peu près tout et n’importe quoi, vient en apporter une illustration éclatante. Cet homme, se faisant appeler Jean Pormanove, gagnait sa vie, et selon lui fort bien, en « créant du contenu ». Un contenu apparemment vide de sens consistant à se faire insulter et frapper pendant des heures en direct par des comparses, eux aussi rémunérés pour exhiber et exercer une violence physique et verbale, érigée en divertissement morbide. Naturellement, de telles pratiques sont considérées comme hors-la-loi, mais la plateforme qui les diffuse n’est pas très regardante sur le respect de valeurs aussi futiles que la dignité humaine, et l’instance gouvernementale chargée du contrôle, l’ARCOM, ne dispose que de quelques personnes pour faire appliquer la loi. La ministre chargée du numérique elle-même, alertée par Mediapart, n’a pu que pleurer sur le lait renversé.

J’ai pensé à cette remarque de Coluche à l’adresse de son public : « il suffirait que les gens arrêtent de l’acheter pour que ça ne se vende plus ! » En effet, le système d’audience autoentretenue favorise des phénomènes d’emballement de la machine médiatique. Le « programme », bien que vide, génère des abonnés, des suiveurs, comme leur nom l’indique, qui deviennent addicts par le jeu des algorithmes proposant sans cesse plus du même produit à un public captif, généralement très jeune. Le supplicié volontaire, qui avait créé sa propre chaîne, était suivi par 161 000 followers. Son succès semble tenir au fait du réalisme et l’authenticité des brimades et des coups qu’il recevait quotidiennement. Qu’il soit apparemment d’accord pour se faire frapper et humilier n’enlève rien au côté inhumain et dégradant de ce soi-disant spectacle totalement illégal, même pas vaguement dissimulé sous une apparence de fiction. Il serait grand temps de ramener un peu de décence et de respect de l’humanité dans ce nouveau commerce d’êtres humains qui s’apparente à de l’esclavage moderne. Par coïncidence, la date de naissance officielle d’Internet remonte au 1er janvier 1983, comme le film d’Yves Boisset. Que de chemin parcouru depuis, souvent pour le pire, hélas !