La première gorgée de bière

Elle va avoir une saveur particulière pour ceux qui en sont amateurs, cette première gorgée de bière. Parce que vous pourrez la prendre à la terrasse de votre café favori, à condition que, comme le rappellent les affiches de corrida, « le temps le permette ». Et aussi que les tables ne soient pas trop serrées et que vous n’ayez pas trop d’amis dans la vraie vie. Sinon, vous pouvez toujours continuer les apéros virtuels via Zoom ou autre, mais ce serait dommage de ne pas profiter d’une liberté retrouvée.

Bien sûr, si à cette heure matinale le demi ou le ballon de mousse ne passe pas, vous pouvez toujours vous rabattre sur le petit noir, pris au bistro « mieux qu’en face » de l’autre côté de la rue de la Santé, mais vous devrez attendre pour le siroter au comptoir, accompagné d’un croissant ou d’un œuf dur comme dans le poème de Prévert*. Car nous sommes encore en liberté surveillée. Bien sûr, c’est déjà énorme de pouvoir retrouver le chemin des restaurants, et aussi des commerces de vêtements ou de jouets, tous ces trucs « non essentiels » dont on mesure l’importance quand ils nous sont interdits. Nous ne pourrons toujours pas nous rassembler à plus de 10 personnes pour faire du sport, mais les policiers auront une dérogation pour manifester devant l’Assemblée nationale. Énorme aussi de retrouver la liberté d’aller et de venir sans limitation de distance et désormais jusqu’à 21 heures. Suffisant pour rentrer chez soi après une promenade hygiénique ou sportive, encore trop juste pour une séance de cinéma ou une représentation théâtrale en soirée.

Toute la population va pouvoir goûter aux joies des « matinées », bien mal nommées puisqu’elles se déroulent à l’heure du goûter, comme celles qui passaient à la télévision en étant enregistrées dans les théâtres parisiens devant un parterre de « seniors » dont la moyenne d’âge va sérieusement baisser. Même si ce n’est qu’un début, ne boudons pas notre plaisir. Le recueil de textes de Philippe Delerm, à qui j’ai emprunté son titre, mentionne aussi d’autres plaisirs minuscules. Chacun peut y retrouver les siens. C’est d’en être privé qui fait mesurer la chance que l’on avait d’en disposer, comme le grand bruit que fait le bonheur en partant, ce boucan d’enfer chanté par Renaud. Cette pandémie aura permis de retrouver une hiérarchie de valeurs et d’apprécier les choses les plus élémentaires, ne serait-ce que la vie, et la liberté, excusez du peu.

* il est terrible, le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain, il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim (Paroles, la grasse matinée)