Un petit pan de mur jaune

Le 10 décembre prochain, ce sera la date anniversaire d’un meeting qui est peut-être l’évènement fondateur du succès d’Emmanuel Macron, celui qui le propulsera à la tête de l’état en déjouant tous les pronostics, y compris les miens. Sur le moment, je n’y ai vu que la maladresse d’un néophyte, en train de s’esquinter la voix et prenant le risque de ne plus pouvoir parler jusqu’à l’élection, ce qui aurait été un sérieux handicap. On retiendra la phrase de fin dans un discours d’une heure quarante-cinq, où le candidat s’époumone en hurlant dans son micro : « parce que c’est nôôôôtre proooooojeeeeeet ! »

Peu de gens auraient alors misé un kopek sur les chances de succès d’Emmanuel Macron, qui ne disposait pas d’un appareil de parti ni d’une base militante et dont le programme était teinté d’un flou artistique digne du photographe David Hamilton, dénoncé par la suite pour ses agressions sexuelles sur des mineures. Pendant que le candidat force ainsi la voix, on distingue nettement derrière lui une jeune femme du public, vêtue d’un magnifique pull jaune vif, dont l’expression est aussi énigmatique qu’ambivalente. Pour reprendre une expression chère au président Macron, elle semble impressionnée favorablement, et en même temps, elle a l’air de se demander s’il n’en fait pas un peu trop. Son sourire est aussi mystérieux que celui de la Joconde quand elle échange des regards avec sa copine. Comme le reste du public, elle applaudit poliment, mais ne semble pas déborder d’enthousiasme.

Au milieu de cette foule principalement vêtue de teintes sombres, on ne voit pourtant qu’elle, un peu comme dans la description que fait Marcel Proust d’un détail du tableau de Vermeer, « Vue de Delft ». Un petit pan de mur jaune, qui m’a ennuyé à mourir quand j’ai dû l’étudier dans mon Lagarde et Michard de l’époque. Je me demande ce que pense actuellement cette inconnue des premières mesures prises par le gouvernement, des réalités concrètes d’une vie qui n’a guère changé depuis l’écroulement du monde ancien et l’avènement d’un monde supposé nouveau. Quel jugement porte-t-elle sur le fonctionnement démocratique de ce mouvement transformé en parti avec les mêmes défauts que les autres ? comment apprécie-t-elle la prise en compte des aspirations de la « base », ce fonctionnement horizontal à l’image des « nuits debout », promis et immédiatement abandonné au profit d’une autorité pyramidale ? En visionnant les archives de ce meeting, on peut mesurer l’espoir que la jeunesse avait dû mettre dans un candidat proche de sa génération, et le décalage avec la réalité quotidienne si peu de temps après. On devrait leur conseiller de revoir ces images, qui surpassent tout argumentaire.