L’Europe des marchands

Les 27 pays européens réunis à Bruxelles sont parvenus à un accord aux forceps, au bout d’une nuit faisant suite à 4 jours de négociations âpres. Les dirigeants auront à cœur de faire valoir ce résultat comme une victoire pour leur pays, selon le principe traditionnel du verre à moitié plein, et chacun mettra en valeur les bénéfices obtenus en minimisant les concessions accordées aux pays partenaires et néanmoins concurrents. Ce succès apparent de l’idée européenne cache peut-être une victoire à la Pyrrhus, car les discussions s’apparentent de plus en plus à des négociations de marchands de tapis.

Les camps en présence opposaient les pays dits « frugaux », parfois qualifiés de « radins », aux pays autoproclamés « solidaires ». En termes moins diplomatiques, les cigales et les fourmis, les économes et les dépensiers, un peu comme au moment de la presque banqueroute grecque. À l’époque, tout le monde s’était réconcilié sur le dos des Grecs, à qui les banquiers européens avaient fait payer chèrement l’aide qu’ils leur octroyaient. Une nouveauté de taille, c’est la conversion d’Angela Merkel dans le camp des dépensiers, apportant un appui de poids aux pays du Sud et à la France, engagée dans un cycle de dépenses pharaoniques pour tenter de limiter la casse économique. À l’évidence, tous les pays européens avaient intérêt à un accord, facteur de retour d’une certaine prospérité mise à mal par le virus. Les pays « du Nord » en ont profité pour monnayer leur acceptation en obtenant des rabais sur leur contribution nette au budget européen selon le principe des Anglais avant le Brexit quand Margaret Thatcher exigeait d’être payée de retour à la première livre dépensée pour l’Europe. Les Britanniques ayant quitté le navire, les Pays-Bas et ses alliés ont pris la succession.

On voit par-là la faiblesse d’un système basé sur l’unanimité, logique quand l’Union ne comprenait que les 6 états fondateurs, et qui devient intenable lorsqu’on fait de l’élargissement permanent la règle, au détriment du semblant de cohésion des origines. L’Europe ne sera gérable à terme que sur la base de la majorité « qualifiée », 55 % des pays représentant 65 % de la population, pour éviter les minorités de blocage, où un petit état pourrait gripper tout le fonctionnement de l’Union. Le revers de la médaille sera évidemment d’éloigner encore plus les citoyens des décideurs et de renforcer les  dirigeants nationaux, qui sont de fait, les détenteurs du pouvoir, bien plus que les instances européennes élues. Les décisions importantes, comme ce plan de relance sans précédent, sont prises par les chefs d’état et de gouvernement et non par le parlement européen, trop souvent réduit au rôle de chambre d’enregistrement. Et ce sont les idées libérales qui continuent d’inspirer les dirigeants des états nationaux.