La lettre secrète

Il s’agit de la missive que Bruno Lemaire, alors ministre de l’Économie et des Finances dans le gouvernement de Gabriel Attal, a adressée secrètement au président de la République le 6 avril 2024 pour l’informer d’un dérapage du déficit public, qui passerait d’une prévision à 4,9 % pour l’année 2023 à 5,5 %, du fait d’un manque de recettes. Il tire la sonnette d’alarme et suggère de proposer un budget rectificatif prévoyant des économies de 15 milliards d’euros et des mesures douloureuses pour le pays, qui seront reprises par les gouvernements éphémères suivants. Pourtant, Emmanuel Macron ne retiendra aucune des propositions de Bruno Le Maire.

Cette lettre est secrète, parce que Bruno Le Maire estime que la rendre publique provoquerait un mouvement de panique sur les marchés financiers, mais n’est pas destinée à rester éternellement cachée. Le ministre prend date avec l’Histoire pour se dédouaner de sa responsabilité personnelle et pouvoir en révéler l’existence aujourd’hui, alors qu’il n’est plus « aux affaires ». Sur le moment, il rejettera la faute sur les parlementaires, coupables selon lui d’hypocrisie et de mensonge, en reconnaissant une simple erreur technique dans l’évaluation des recettes. Cependant, la situation financière médiocre de la France n’est un secret pour personne. Le contenu de la lettre secrète fait penser à l’histoire de la « lettre volée » d’Edgar Allan Poe, posée tellement en évidence au vu et au su des enquêteurs que personne ne la remarque. Devant l’échec de ses tentatives répétées d’alerter le chef de l’état sur l’état de nos finances, dont il est comptable dès le premier mandat d’Emmanuel Macron, il se devait d’appliquer la jurisprudence Chevènement, et son célèbre : « un ministre, ça ferme sa gueule ou ça s’en va. » Bruno Le Maire n’a fait ni l’un ni l’autre.

Il reste à son poste tout en prenant des gages sur l’avenir, croit-il. Au lieu de se donner le beau rôle en quittant volontairement ses fonctions, il attendra d’être débarqué au hasard d’un remaniement, et refusera même le maroquin de la Défense, libéré par le dernier Premier ministre en date. Plus qu’une démission, on peut considérer qu’il s’agit là d’une désertion. Après avoir été un soutien loyal de la première heure, et avoir avalé autant de couleuvres que nécessaire, il écrit cette lettre, peut-être de rupture, qui consomme la séparation de fait, et commence nécessairement, comme dans le texte de Boris Vian, par la phrase célèbre : « Monsieur le Président, je vous fais une lettre ». L’Histoire dira si sa stratégie se révèlera payante, ce dont je doute fortement, ou s’il ira grossir la liste d’attente déjà fort longue des postulants à la succession du président actuel, qui rêvent d’un destin national, en se fondant sur son exemple, preuve vivante que tout citoyen « bien né » peut acquérir son bâton de maréchal sur un malentendu.